Colonisation belge : réécrire ensemble ce passé qui ne passe pas

Rédigé le 23 mai 2016 par : Nicolas Rousseau

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Guerres, violences, Apartheid… Des événements qu’il n’est pas nécessaire d’avoir vécus pour en garder des stigmates. Les émotions se transmettent de génération en génération. Les diverses représentations du passé également. Au point que, parfois, le débat peut devenir impossible. La mémoire coloniale belge en est une bonne illustration.

Bien qu’elles soient fréquemment utilisées ensemble, les notions d’histoire et de mémoire renvoient à des réalités différentes. Si la première est l’étude scientifique et rigoureuse des faits passés, la seconde concerne la représentation qu’un individu a aujourd’hui d’un événement passé. Il y a là une forte dimension subjective et émotionnelle. Un même événement pourrait donc être perçu différemment : une victoire éclatante pour les uns aura le goût amer d’une défaite pour les autres.

La mémoire collective, une arme puissante

La mémoire collective peut être définie comme « un ensemble de représentations partagées du passé basées sur une identité commune aux membres d’un groupe »[1]. Elle peut notamment servir à renforcer la dimension positive de l’identité de son groupe. Par exemple, insister sur notre passé glorieux nous permet de valoriser notre identité actuelle. Il est également possible d’y avoir recours pour justifier des actions dans le présent. Les dirigeants nationalistes serbes évoquent souvent la très vieille bataille du Champ des Merles durant laquelle les Serbes ont perdu le contrôle du territoire du Kosovo. Cette bataille est mise en avant comme une injustice historique qui renforce le sentiment d’appartenance et légitime les actions commises à l’égard des populations kosovares dans les années 1990.

Face à un passé douloureux, la mémoire collective peut donc devenir une arme. L’évolution des relations entre les parties en désaccord dépendra beaucoup de l’usage qui en sera fait. Valérie Rosoux[2] distingue trois grandes attitudes par rapport au passé : 

-  Survalorisation du passé : une seule interprétation du passé existe : la nôtre. Le cas des manuels scolaires dans les Balkans en constitue une bonne illustration. Pour un même pan de l’histoire, les enfants serbes et kosovars disposent de deux manuels scolaires, non seulement différents mais surtout contradictoires. De quoi renforcer la haine de l’autre et le cycle de violences.

-  Oblitération du passé : le passé en question n’existe pas. On n’en parle pas, il y a une sorte d’amnésie collective. L’absence d’un réel débat public en Belgique depuis la fin de la période coloniale en est un bon exemple. Nous aurons l’occasion d’y revenir. 

Ces attitudes ne permettent pas une amélioration à long terme des rapports entre anciens belligérants. La première a de fortes chances d’aboutir à une résurgence du conflit ou à l’apparition de tensions,  tandis que la seconde ne fait que camoufler le problème et enfouir les blessures. Une situation intenable sur le long-terme. C’est pourquoi Valérie Rosoux pointe une troisième piste, la seule, selon elle, permettant d’évoluer vers un rapprochement[3].

- Travail de mémoires : ce travail implique une reconnaissance de la pluralité des mémoires et des vécus de chacun des protagonistes. Il s’agit de permettre aux différents groupes d’exprimer leur version subjective de l’histoire et de dégager un compromis entre ces diverses représentations. Le cas de la réconciliation franco-allemande en est un exemple phare, avec notamment la réalisation d’un manuel scolaire unique, co-écrit par des historiens français et allemands, qui reconnait les souffrances de part et d’autre de la frontière.  La création de la chaine télévisuelle Arte illustre aussi une telle démarche. C’est toutefois un équilibre très périlleux à trouver.

Le passé colonial belge

La Belgique n’est pas épargnée par les conflits de mémoires, comme en témoigne son incapacité à faire face à son passé colonial. Il n’y a toujours pas de réel débat public relatif à cette partie de notre histoire. Si des travaux existent au niveau académique, si des discussions animent certaines sphères politiques et associatives, le grand public reste généralement éloigné de cette thématique, malgré les efforts d’associations telles que le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations. En ce sens, on peut parler d’une oblitération du passé : dans l’espace public, on n’en parle pas. Ou alors le moins possible.

Toutefois, des discussions existent. Il y a de nombreuses représentations du passé colonial belge. Parmi ceux qui le condamnent, les plus virulents le symbolisent par des images fortes, faisant par exemple référence au phénomène des mains coupées et à la terreur du caoutchouc sous la période léopoldienne. A l’opposé, au sein des milieux d’anciens coloniaux, une vision radicalement différente met en avant les progrès d’une mission civilisatrice et une minimisation – voire un rejet – des accusations de violences[4]. Entre ces positions extrêmes existe une série de positions intermédiaires. Par exemple, des anciens coloniaux reconnaissent des erreurs tout en regrettant que la condamnation générale ne distingue pas le système colonial des motivations individuelles de certains Belges partis au Congo.

Ces différents positionnements sont bien entendu loin d’être exhaustifs et généralisables. Ils permettent toutefois de constater l’existence de multiples discours mémoriels tantôt divergents, tantôt radicalement antagonistes, qui semblent fréquemment incapables de cohabiter. Trop souvent, on affirme sa vérité, on parle à la place de l’autre. Sans pour autant qu’il n’y ait d’échange ou de débat contradictoire. En témoigne certaines polémiques autour de Léopold II, qualifié par certains de roi génocidaire. Louis Michel affirmait en 2010 que les critiques étaient injustes et infondées : « Léopold II ne mérite pas de tels reproches. Les Belges ont construit le chemin de fer, des écoles et des hôpitaux et mis en marche la croissance économique. Un camp de travail ? Certainement pas. En ces temps-là, c'était simplement la façon de faire »[5]. Pas question d’écouter les visions de chacun mais plutôt d’imposer la sienne. À ce titre, on peut parler de survalorisation des passés. Le citoyen lambda souhaitant s’informer se retrouve alors perdu et contraint de « choisir un camp ».

Sans porter de jugement de valeur ni adopter une position moralisatrice, il s’agit de poser le constat suivant : coincé entre oblitération et survalorisation de ce passé colonial, le travail de mémoire peine à se développer. 

« Ne touchez pas à ma haine »

Si ce travail est si difficile, c’est aussi parce que la majorité des acteurs impliqués dans ces thématiques les vivent avec leur cœur, avec leurs tripes. Car il ne s’agit pas seulement d’histoire. Parler du passé colonial, c’est accepter les multiples émotions qui l’accompagnent : des sentiments d’incompréhension, d’injustice, de rancœur, voire de haine. Des blessures, souvent enfouies profondément, qui se transmettent de génération en génération et qui persistent différemment chez chacun. Des blessures renforcées par le contexte présent.

Le passé colonial, ce sont également ses conséquences aujourd’hui sur le quotidien des personnes d’origine africaine, telles que, notamment, les discriminations, la banalisation des stéréotypes négrophobes ou l’intériorisation d’un sentiment d’infériorité. Pour les métis, ces enfants oubliés de la colonisation, souvent arrachés à leur mère, cela engendre également des sentiments très forts qui traversent les générations. Autant d’émotions et de souffrances souvent méconnues, tant du grand public que de la majorité des autres acteurs concernés par le passé colonial belge. 

Du côté des anciens coloniaux, évoquer cette partie de l’histoire implique généralement d’autres sentiments : de la nostalgie, de la tristesse ou encore l’impression d’avoir été abandonnés et trahis par les autorités belges à partir de 1960[6].  

Des émotions parmi tant d’autres qui renforcent les antagonismes entre les représentations du passé. À nouveau, à chacun ses ressentis et il ne nous appartient pas de les juger. Insistons plutôt sur un aspect essentiel : ces émotions, ces souffrances, elles existent. Qu’on les accepte ou pas, qu’on les comprenne ou pas, elles sont là. Et il faut en tenir compte.

Cela dit, indépendamment des ressentis individuels et des trajectoires de vie de chacun, le passé colonial n’est pas comparable à une guerre entre deux parties, avec de part et d’autre des victoires et des défaites, des victimes et des souffrances. On est face à une histoire faite de rapports de domination, d’exploitation et de racisme. Les souffrances – de par leur nature, leur ampleur et leurs conséquences actuelles – ne peuvent être mises sur un pied d’égalité. Une asymétrie dont il faut également tenir compte.

Comment dépasser ces conflits de mémoires ?

Il est temps pour la société belge de faire face à ce passé qui ne passe pas. Pour cela, relevons deux pistes de réflexion proposées par Valérie Rosoux.  

D’une part, évitons les dynamiques de culpabilisation collective et privilégions la notion de responsabilité. Les phrases du type « vous les Belges, ce que vous avez fait au Congo… » ne sont pas positives, bien qu’elles soient compréhensibles. Les générations actuelles ne doivent pas être tenues responsables des crimes de la colonisation. Ni se sentir coupables. Par contre, elles devraient s’intéresser à ce pan de l’histoire et comprendre que ce passé a encore de graves impacts aujourd’hui. Et là, chacun doit se sentir responsable et concerné.

A noter qu’éviter la culpabilisation collective ne signifie pas déni du besoin de justice. La colonisation, on l’a dit, c’est la domination, l’exploitation, la spoliation. Cela implique inévitablement pour le « groupe dominant » d’assumer un passé qui l’affecte et de reconnaitre la responsabilité historique et actuelle de « son propre groupe » dans les souffrances de « l’Autre ». En découlent des impératifs de justice, à commencer par des excuses officielles des autorités belges, suivies nécessairement par un débat ouvert sur des réparations matérielles. Un jour, justice doit être faite afin de pouvoir avancer. 

D’autre part, il est nécessaire de parvenir à écrire une histoire qui reconnaisse la pluralité des mémoires. Une telle démarche est indispensable pour éviter qu’une partie de la population ne soit mise de côté, sans possibilité de voir ses souffrances reconnues. Il en va donc de la cohésion sociale et du vivre-ensemble. Aujourd’hui, bien que les matériaux soient disponibles, il existe encore trop de divergences entre historiens, trop de zones d’ombre. Cela implique d’ailleurs des imprécisions et confusions dans les positionnements de nombreux acteurs sur ce sujet. A ce titre, il est nécessaire que des historiens et chercheurs « d’ici et de là-bas » puissent travailler ensemble, consulter les archives et de réaliser une histoire co-écrite qui prenne en compte la pluralité des points de vue. Une démarche indispensable pour que cette partie méconnue de notre histoire soit enfin abordée de manière suffisante et inclusive dans nos écoles. 

 


[1] Licata, L. et Klein, O., « Regards croisés sur un passé commun : anciens colonisés et anciens coloniaux face à l’action belge au Congo », in Sanchez-Mazas M. et Licata L. (Dir.), « L’Autre : Regards psychosociaux », Presses Universitaires de Grenoble, 2005, p. 243.

[2] Valérie Rosoux, Maître de recherche FNRS – CECRI (UCL). Cette note se base notamment sur une intervention qu’elle a réalisée chez BePax le 9 mars 2016.     

[3] D’autres pistes existent certainement, telles que le droit à l’oubli. À l’inverse de l’oblitération du passé, ce dernier peut être perçu comme une démarche personnelle volontaire.

[4] Licata, L. et Klein, O., « Regards croisés… », pp. 270-271.  

[6] Licata, L., Klein, O., & Gurrieri, C. (2014), Memoria de bronce, memoria de caucho: una mirada psicosocial de las representaciones de la acción colonial belga en el Congo. In E. Zubieta, J. Valencia, & G. I. Delfino (Éd.), Psicología Política: Procesos teóricos y estudios aplicados. Buenos Aires: Eudeba.   

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