Ce que racisme et antiracisme nous disent des identités blanches !

Rédigé le 4 octobre 2018 par : Nicolas Rousseau

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Confrontées à l’ampleur du racisme anti-Noirs, les personnes blanches sont souvent surprises. Et pourtant, comment est-il encore possible de ne pas savoir ? Qu’est-ce que cela nous dit du lien entre le racisme et la société majoritaire blanche ?

« Comment percevez-vous le racisme à l’égard des personnes d’origine africaine dans votre secteur ? ». Voilà la question de départ posée, lors d’entretiens informels, à une dizaine de personnes blanches[1], actives dans la création de petites entreprises ou dans le recrutement au sein d’entreprises en région wallonne. Les réactions initiales étaient unanimes : « Chez nous, pas de souci ».

La race est constamment absente du débat

Parmi les arguments évoqués pour justifier la supposée absence de racisme dans leur secteur, trois sont revenus chez l’ensemble des répondant·e·s. Tout d’abord, ce qui compte, ce sont les compétences pour maximiser les chances de réussite et non la couleur de peau : « Dans un secteur tellement concurrentiel, pourquoi diable nous priverions-nous de compétences ? ». Ensuite, il ne peut y avoir de souci là où des dispositifs sont mis en place pour les prévenir : « Il y a des formations en interne sur le racisme. La diversité, c’est important pour nous ». Enfin, le fait d’avoir engagé ou accompagné un·e Afro-descendant·e dans le lancement de son projet est l’argument ultime. Plusieurs répondant.es ont spécifiquement cité le nom et le prénom de la personne concernée, revenant avec cet – unique – exemple à plusieurs reprises.

Pour la majorité des répondant.es, l’existence d’inégalités s’expliquerait soit par des considérations de classe, soit par des considérations culturelles. Ainsi, les Afro-descendant·e·s sont perçu·e·s, dans les discours, comme émanant a priori d’un milieu social défavorisé et/ou de l’étranger, de l’extérieur, du lointain.

La classe, d’abord : « Si une personne grandit dans la précarité, ça ne change rien qu’elle soit noire ou blanche. C’est injuste, mais c’est comme ça ». La race – et les inégalités qu’elle produit – semblent la plupart du temps inféodées à des considérations de classe. De quoi rappeler que les questions liées à la « race » sont encore trop peu abordées dans les paysages académique et associatif subventionné en Belgique. Et lorsqu’elles le sont, le curseur est souvent mis sur celles et ceux qu’il convient d’intégrer. Sur les minorités visibles. Ce qui contribue à faire d’elles « une question », « un problème », et dans le même temps à occulter tout questionnement sur le groupe dominant, une majorité tellement visible qu’elle en devient invisible.

Suivent les arguments culturels : « Si c’est pour prendre le risque que la personne ne s’intègre ni dans l’équipe ni dans la culture de l’entreprise, ce n’est positif pour personne. Et ça n’a rien à voir avec la couleur de peau, c’est juste une différence de culture ». Avec à l’appui le recours fréquent à l’un ou l’autre exemple extrêmement caricatural chargé de confirmer les stéréotypes racistes.

Le racisme est systémique

Si ces discours ne sont pas surprenants – ils ne font que confirmer le passage déjà bien documenté à un racisme culturel –, ils mettent en lumière une grande méconnaissance chez nos répondant·e·s[2] concernant le racisme et ses modes de fonctionnement. À titre d’illustration, plusieurs personnes ont spontanément expliqué que c’est souvent plus facile pour tout le monde quand « ils » sont engagés pour des fonctions en back office. De même, l’absence quasi-totale de personnes non-blanches au sein d’une entreprise, et plus encore au sein des postes à responsabilité, ne constitue pas a priori un point d’attention.

La méconnaissance concerne également « l’autre côté du miroir » : les répondant.es se situent – de manière implicite, sans jamais y faire référence – en dehors des considérations de race. Par exemple, lorsqu’il est demandé aux répondant·e·s dont l’entreprise dispose d’un·e conseiller·ère en diversité si ce poste est occupé par une personne non-blanche, il est difficile de ne pas lire la surprise sur les visages : « ce serait quand même bizarre », « on ne peut pas être juge et partie ». Épargnées du fardeau de la race, les personnes blanches incarneraient le neutre, l’objectivité, l’universel.

C’est en fait une méconnaissance profonde au sujet de la dimension structurelle du racisme qui frappe. Le racisme concerne les autres et reste confiné à l’intention individuelle. Questionné·e·s sur la pertinence d’instaurer des affirmative actions, les arguments avancés pour dénoncer ces « mesures injustes » traduisent cette ignorance – ou cet aveuglement ? – face à l’asymétrie structurelle produite par le racisme : « l’accès à l’emploi ne doit pas devenir discriminatoire, chacun doit avoir la même chance ».

La méconnaissance concerne finalement l’ampleur des discriminations, en l’occurrence les chiffres relatifs au taux de chômage des afro-descendant·e·s – et en particulier au taux de chômage toujours très élevé des secondes générations, nées et scolarisées en Belgique  –, au niveau moyen d’éducation élevé et à l’ampleur de la déqualification[3].

 « Oui mais... »

De la méconnaissance, donc. Mais pas seulement. Face à ces chiffres qui remettent en cause leurs discours color-blind, deux attitudes principales sont observables chez les personnes interrogées. D’une part, elles ont très majoritairement réorienté le débat vers les racisé·e·s. Le plus souvent en replaçant sur les épaules des Afro-descendant·e·s le poids de la responsabilité de leur situation, dans des phrases commençant par « Oui mais... ». Reviennent alors les stéréotypes racistes, mais aussi le fait que les Afro-descendant·e·s sont très peu nombreux·ses à postuler : « et s’ils ne postulent pas, on ne peut pas le faire à leur place ». Aucune des personnes interrogées n’a affirmé de manière claire que cela pouvait s’expliquer par des considérations propres à l’entreprise et à son fonctionnement, ou propres à la société de manière générale[4]. Dans le meilleur des cas, « les torts sont partagés ». 

D’autre part, confrontées à la réalité des chiffres, les personnes interrogées ont, à des degrés divers, semblé sur la défensive, comme si cette remise en cause de leur discours constituait une attaque contre leur personne. Un malaise palpable que l’on retrouve également dans les hésitations constantes relatives à l’usage de certains termes : Noirs, Africains, personnes d’origine africaine, étrangers, immigrés, Blacks...

Des réflexes de protection et des hésitations sémantiques qui en disent long, notamment sur la conscience que, malgré tout, « quelque chose ne va pas ». Quelque chose qu’il est sans doute plus facile de ne pas questionner. Car après tout, pourquoi souhaiterions-nous voir des privilèges injustes là où nous pouvons voir du mérite ? 

Les brebis galeuses racistes d’un côté, nous de l’autre !

Ainsi, outre une méconnaissance qu’on peut résumer comme une incapacité à concevoir le racisme dans sa dimension systémique, on retrouve un profond déni du racisme et une difficulté à entendre des discours remettant en cause leur vision de la société. Un constat qui, selon nous, est loin de se limiter à nos répondant·e·s mais qui concerne une grande majorité de la population blanche qui se pense et s’affirme non-raciste, comme l’illustrent deux exemples récents.

D’une part, les réactions suite à la vidéo de Cécile Djunga[5], qui traduisent principalement la surprise et l’indignation face à ces individus racistes qu’il convient de faire taire. Avec une division implicite de la société entre eux et nous, entre racistes et non-racistes. Une vision morale du racisme qui prédomine largement, au détriment d’une conception systémique mettant en avant les mécanismes institutionnels et modes d’organisation de la société – auxquels nous participons tou·te·s collectivement – dans la production et perpétuation des inégalités racistes.

D’autre part, le débat « À votre avis » sur le racisme[6], avec un plateau composé exclusivement de personnes blanches, détentrices de l’expertise tandis que les racisé·e·s se trouvent, une fois encore, maintenu·e·s dans une position périphérique et de témoins. Face aux interpellations sur les réseaux sociaux, les réactions des organisateurs du débat constituent une seconde violence : des réactions qui traduisent cette incapacité – ou cette absence de volonté – non seulement à comprendre la violence symbolique et symptomatique de cette invisibilisation, mais aussi à se taire et à écouter le point de vue situé et l’expertise des premières personnes concernées.

« Comment est-il encore possible de ne pas savoir ? »

L’objectif n’est ni d’essentialiser des catégories sociales ni de diviser la société entre une majorité ignorante et des minorités conscientes. Il s’agit de questionner ces constats. Dans une société à ce point marquée par un racisme structurant la vie sociale et dénoncé depuis longtemps par les racisé·e·s, comment est-il encore possible de ne pas savoir ?

Il y a bien sûr des stratégies individuelles de déni ainsi qu’une manifeste absence d’empathie. De fait, si on admet que « la domination [implique] un vécu distinct et une distribution inégale de la connaissance et, partant, une forme différenciée de conscience de la domination elle-même »[7], cela ne signifie pas que les dominant·e·s n’ont pas conscience de l’existence de l’oppression et des injustices produites. Beaucoup ne veulent tout simplement ni voir, ni savoir, comme l’a montré un récent débat relatif à la restitution des biens culturels africains[8] : les trois intervenants blancs du plateau ont semblé effrayés et sur la défensive, s’agrippant désespérément à leurs privilèges et leur sentiment de supériorité.

Cela dit, une approche individuelle n’est pas suffisante face à un phénomène structurel. Les personnes blanches sont socialisées dans une société profondément marquée par les représentations coloniales et la déshumanisation des Noir.es, et ces imaginaires racistes inscrits dans une histoire d’oppression ont encore un impact énorme sur les constructions, les perceptions et les structures sociales. Pourtant, en tant que blanc·he, notre socialisation nous pousse à nous considérer en dehors de ces considérations raciales et à ne voir ni les privilèges que nous retirons du racisme, ni la manière dont ceux-ci contribuent individuellement et collectivement  à le perpétuer. Cette large « méconnaissance blanche », et ce qu’elle induit en termes d’immobilisme, de silence complice et d’inaction face au racisme, est-elle en partie induite par notre socialisation ? À côté des attitudes conscientes de déni et de mauvaise foi, et à côté d’un racisme individuel assumé – qui trouve notamment son institutionnalisation dans la présence de l’extrême-droite au pouvoir –, quels sont les mécanismes structurels qui nous poussent à ne pas voir l’omniprésent et à nier l’évidence, quitte si besoin à discréditer les racisé.es qui la dénoncent ?

Cela invite selon nous à questionner les processus de construction des identités blanches. Non pas pour mettre les blanc.ches encore plus au centre des débats, mais pour déconstruire la blanchité comme outil d’appropriation de l’universel et de perpétuation de la domination raciale. Certainement pas non plus pour relativiser la violence du racisme, ni déresponsabiliser les individus via l’excuse « je ne savais pas ». Le racisme est une agression violente qu’il faut dénoncer, et face à laquelle il est légitime de se défendre. La méconnaissance ne doit jamais être une excuse face à la violence raciste : elle est un problème. Mais un problème, vu son ampleur, qu’il nous semble essentiel de ne pas circonscrire uniquement à une approche individuelle. Sarah Demart rappelle que « c’est bien en tant qu’autre racialisé et racisé que les personnes d’ascendance africaine ont été historiquement intégrées au vivre ensemble belge. Or, à ce jour, la mise en récit national de cette histoire partagée et de sa transformation dans le temps ne nous permet pas de saisir à quel moment la ″déracialisation″ de l’autre, et donc de soi, serait intervenue au niveau des imaginaires et des représentations. Bien qu’embryonnaire et peu visible en Belgique, l’état de l’art ne permet pas de dire qu’elle a eu lieu »[9]. Cet indispensable moment de rupture, cette « déracialisation de l’autre, et donc de soi », doit être structurel.

 


[1] Le terme « Blanc » ne renvoie aucunement à une dimension biologique ou essentialisée. Il n’est plus à démontrer que les races n’existent pas, biologiquement. Mais elles existent encore, en tant que constructions sociales structurant les rapports sociaux.

[2] Cette question avait déjà été brièvement abordée dans l’étude réalisée par Mireille-Tsheusi Robert sur les représentations du racisme anti-Noirs au sein du monde associatif subventionné en Belgique francophone. Voir Robert M-T (2016), « Racisme anti-Noirs : entre méconnaissance et mépris », Couleur Livres. Disponible sur http://www.bepax.org/publications/etudes-et-outils-pedagogiques/etudes-et-livres/racisme-anti-noirs-entre-meconnaissance-et-rejet,0000817.html

[3] À ce sujet, lire Demart S., Schoumaker B., Godin M., Adam I. (2017), « Des citoyens aux racines africaines : un portrait des Belgo-Congolais, Belgo-Rwandais et Belgo-Burundais », Fondation Roi Baudoin, Bruxelles.

[4] À ce sujet, lire notamment Gatugu J. (2017), La discrimination des Africains qualifiés sur le marché de l’emploi, Etude de l’IRFAM, Liège ; et Demart S. et Robert M-T. (2017), La couleur du risque. Jeunes afro-descendant.e.s et entrepreneuriat », BePax, Bruxelles. Disponible ici : http://www.bepax.org/publications/etudes-et-outils-pedagogiques/etudes-et-livres/la-couleur-du-risque,0000904.html

[7] Cervulle M. (2012), « La conscience dominante. Rapports sociaux de race et subjectivation », Cahiers du Genre 2012/2 (n° 53), p. 50

[9] Demart S. (2018), L’impensé de la Belgique noire : points de vue situés sur l’oblitération de l’autre, in La Revue Nouvelle, « Hantise (dé)coloniale », 2018-01. 

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