Afro-descendantes dans le soin des personnes âgées : Accomplissement d’une vocation ?

Rédigé le 7 décembre 2018 par : Hélène Nembrini

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Le secteur du soin aux personnes âgées fait l’objet d’une organisation genrée et ethnicisée. La sur-représentation de femmes afro-descendantes dans les emplois liés au soin des personnes âgées, est-ce l’accomplissement d’une vocation ? Si non, Quelles explications à ce phénomène ?

Le secteur du soin aux personnes âgées, comme la plupart des institutions occidentales dans lesquelles s’exerce un travail quotidien relevant de ce que l’on appelle le Care[1], fait l’objet d’une organisation genrée et ethnicisée. En d’autres termes, il s’agit d’un secteur qui emploie majoritairement des femmes, dont une proportion importante est d’origine étrangère. Lorsqu’on s’intéresse à ce phénomène, on s’aperçoit qu’il est soumis à des explications à tendance culturalisante, ce qui tend à faire apparaître ces travailleuses comme étant prédisposées à travailler dans ce secteur en raison de caractéristiques culturelles. Leur profession peut dès lors être envisagée comme l’aboutissement d’une sorte de vocation. À travers cet article, nous entendons nuancer ce type de discours en nous intéressant notamment aux mécanismes discriminatoires qui œuvrent sur le marché de l’emploi, à leur endroit. Nous nous intéresserons plus précisément à la situation de femmes afro-descendantes travaillant en tant qu’aides-soignantes en maison de repos afin de comprendre les différents éléments qui les ont amenées à exercer ce métier.

Ces dernières sont confrontées à une série de discriminations sur base des différents marqueurs sociaux qui sont les leurs : sexe, origines ethniques et sociales, religion, ... La notion d’intersectionnalité désigne la manière dont les multiples rapports de pouvoir s’imbriquent pour former « des principes majeurs de hiérarchie qui construisent l’ordre social ». (PALOMARES et TESTENOIRE 2010 : 16) C’est l’entremêlement de ces différents rapports sociaux[2] (principalement ceux de sexe, de classe et d’appartenance ethnique) qui soutient la division du travail et qui nous permet d’éclairer la concentration de femmes afro-descendantes dans certains secteurs.

Des divisions du travail

Les rapports sociaux de sexe sont à la base de ce que Danièle Kergoat appelle la division sexuelle du travail. Cette organisation du travail est fondée sur « l’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que, simultanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée (politiques, religieuses, militaires, etc.) ». Cette division repose sur deux principes organisateurs, à savoir la séparation (des travaux d’hommes vs. des travaux de femmes) et la hiérarchisation (« un travail d’homme « vaut » plus qu’un travail de femme »). (KERGOAT 2000 : 36) Les rapports de sexe, tels qu’envisagés par Kergoat, s’imbriquent avec les rapports de classe, pour constituer « un ordre social fondé sur la différence sexuelle ». (PFEFFERKORN 2012 : 98).

Les femmes s’intègrent de manière prépondérante dans le travail reproductif qui se caractérise par des professions peu valorisées, que ce soit en termes de salaires, de perspectives de carrière ou encore de statut social. Les emplois relatifs au secteur du soin aux personnes âgées s’inscrivent dans cette catégorie et ne font donc pas exception à la dévalorisation qui en découle. (ANGELOFF in MARUANI 2005, GADREY 2001, KERGOAT 2000, MOSCONI in KADDOURI and al.).

Les principes de séparation et de hiérarchisation qui sont à l’œuvre dans la division sexuelle du travail parviennent à se maintenir grâce à une idéologie naturaliste. Selon T. Angeloff, « les métiers de femmes » sont en effet dévalorisés, en ce qu’ils correspondent aux activités habituellement effectuées par les femmes au sein des foyers et pour lesquelles leur sont reconnues des compétences soi-disant « naturelles ». Cette « naturalisation » des compétences correspond au principal stigmate pesant sur les secteurs féminisés de l’économie et la profession d’aide-soignante ne semble pas échapper à ce processus. Les préjugés sur la « nature » des femmes pénètrent l’imaginaire collectif, elles sont ainsi considérées comme étant « prédisposées et invitées à s’investir « naturellement » dans le « relationnel », dans les soins ou dans la sollicitude ». (PFEFFERKORN 2012 : 101).

Ces différents éléments nous offrent des pistes intéressantes pour comprendre la concentration de femmes dans le secteur du soin aux personnes mais ne nous éclairent pas suffisamment sur la situation des femmes afro-descendantes. Celles-ci subissent en effet une « double disqualification sociale : une disqualification horizontale dans le sens où l’accès à certains métiers leur est fermé, [ainsi qu’] une disqualification verticale liée à une assignation aux emplois peu qualifiants situés au bas de la hiérarchie sociale ». (ROULLEAU-BERGER 2012 : 4) Cette double disqualification sociale est à la base de la division sexuelle et ethnique du travail qui nous permet d’appréhender la concentration de femmes issues de l’immigration dans le travail domestique ainsi que dans le travail de Care. L’extrait d’entretien suivant[3], réalisé auprès d’une aide-soignante afro-descendante, illustre ce processus :

« Tu te rends compte de la discrimination quand tu commences à faire des demandes d’emploi. Tu sais si toi et moi, on va postuler pour le même boulot et qu’on a le même diplôme, ma foi, ce n’est pas moi qu’on va engager et te laisser là. Si après plusieurs années, je n’ai toujours pas trouvé et qu’on dit que dans le secteur des maisons de repos on recherche du personnel, parce que c’est un boulot sale, que les autochtones ne veulent plus faire, je vais y aller, je vais faire la formation. En plus on dit que l’africain est doué pour ça, alors on se dit pourquoi pas, je vais aller faire ce travail... »

 La racialisation ou l’ethnicisation est l’opération qui consiste à envisager une place dans la division du travail comme relevant d’une « spécialisation raciale/ethnique ». (NAKANO-GLENN in DORLIN 2005) Bertossi et Prud’Homme expliquent que de nombreux discours tendent à justifier « la présence de professionnels issus de l’immigration africaine subsaharienne (...) dans les services gériatriques par leurs « compétences culturelles ». Ces professionnels disposeraient, du fait de leurs origines perçues, de compétences relationnelles particulières, une prédisposition socioculturelle nécessaire au soin des personnes âgées. Leurs « traditions culturelles » les inclineraient à mieux comprendre et respecter les personnes âgées ». (BERTOSSI et PRUD’HOMME 2011 : 13) Qu’il soit tenu par Mr et Mme tout-le-monde ou par des organismes d’orientation professionnelle, ce type de discours invisibilise les compétences professionnelles des personnes concernées.

« Je me suis adressée au Forem et puis à Bruxelles-formation (…) J’ai demandé quand ils disent aides-soignants, c’est quoi ? Ils font quoi comme travail ? On m’a dit que c’est de l’aide aux personnes âgées, que nous les africaines, on savait bien faire ça, parce que c’était dans notre culture. Ils m’ont dit que je pouvais faire ça, si je voulais trouver rapidement du boulot. C’est pour ça, je me suis dit, je vais me diriger vers ça. »

Une combinaison de facteurs explicatifs

Si les propos de type culturalisant sont assez répandus, ils ne suffisent pas à eux seuls à expliquer la surreprésentation de travailleuses afro-descendantes dans les maisons de repos. Il faut envisager la place des femmes ethnicisées-racialisées dans la division du travail, comme résultant d’une multitude de facteurs. Elles sont en effet poussées vers ce type d’emploi, par la combinaison de besoins économiques, d’opportunités limitées ainsi que par des mécanismes d’orientation, tant éducationnels que professionnels. (NAKANO-GLENN in DORLIN 2005).

L’épreuve migratoire peut apparaître comme un point de bifurcation, de réorientation dans leur trajectoire professionnelle. En effet, lorsqu’elles sont confrontées au marché de l’emploi belge, certaines femmes ne peuvent faire reconnaître le diplôme qu’elles ont obtenu dans leur pays d’origine par le service des équivalences de la Fédération Wallonie-Bruxelles ou ne trouvent pas d’emploi dans un autre secteur (discriminations et/ou filières d’emplois bouchées). La profession d’aide-soignante peut dans certains cas être envisagée comme une alternative professionnelle face à des contraintes structurelles :

« Les diplômes togolais ne sont pas acceptés ici en Belgique, les diplômes professionnels surtout ne sont pas acceptés ici. C’est parce que le Togo n’a pas de convention avec la Belgique alors le diplôme n’est pas reconnu ici. Il me fallait trouver une alternative, faire une formation sur place, donc j’ai fait la formation d’aide-soignante ».

Certaines femmes sont fragilisées par l’expérience migratoire. Le choix de s’orienter vers la formation d’aide-soignante peut être influencé par la nécessité de trouver rapidement un emploi pour pouvoir subvenir à leurs besoins ainsi qu’à ceux de leur famille :

« Ici en Belgique, quand je suis arrivée j’ai rencontré certaines difficultés, il faut trouver les papiers, savoir où tu peux rester, tu es dépaysé et il fallait en plus de tout ça trouver un travail, il me fallait à tout prix trouver un travail. C’est pour ça que j’ai fait aide-soignante... uniquement par besoin d’un emploi, sans aimer, sans a priori ».

La demande permanente de personnel dans le secteur du soin aux aînés ainsi que la durée de la formation peuvent représenter de véritables leviers d’action, comme en témoignent ces deux extraits d’entretien :

« C’est parce que je pensais que c’était le seul métier dans lequel je pouvais avoir vite un travail à cette époque-là. La formation c’était un an et demi et après tu pouvais directement trouver du travail. » 

« J’ai fait la formation parce que c’était le secteur qui offrait le plus de possibilités d’emploi, tout simplement. Il y a huit ans, quand je cherchais un emploi, on engageait énormément dans ce secteur. Comme j’étais déjà un peu intelligente, j’ai demandé, je me suis renseignée dans quel milieu je pouvais trouver facilement, si on m’avait dit que je trouverais facilement dans un autre métier, tout de suite, je l’aurais fait. »

Agnès Dussard explique que cette formation peut aussi être l’occasion pour les femmes afro-descendantes d’établir des ponts entre leur vie professionnelle et leur culture d’origine où le soin apporté aux aînés est primordial. Travailler auprès des personnes âgées est dès lors envisagé comme quelque chose de positif et de familier, ce qui peut les inciter à s’orienter vers ce métier :

« En Afrique, au plus une personne vieillit au plus elle a de l’importance, il faut aller vers la personne parce qu’elle a beaucoup à nous apprendre. Est-ce que c’est ça qui a fait que, malgré que ce soit un métier sale, on ne voit pas le côté sale et on ne voit que le côté positif, que c’est une personne âgée, que c’est sacré ? »

Conclusion : Sexisme et racisme structurels

Les différents témoignages mobilisés dans cet article ne nous offrent qu’un aperçu superficiel des éléments qui peuvent expliquer la surreprésentation de femmes afro-descendantes dans le secteur du soin aux personnes âgées en maison de repos. Cependant, ils nous permettent de porter un regard critique sur les discours de type vocationnel, en mettant en lumière la multitude de facteurs explicatifs existants. Nous l’avons vu, le phénomène d’ethno-stratification ne résulte pas tant des choix individuels portés par ces femmes que « des seules possibilités auxquelles elles peuvent accéder dans un univers contraignant » (COGNET 2010 : 13), illustrant de manière assez explicite racisme et sexisme structurels présents dans notre société.

Bibliographie :

  • Angeloff, Tania, « Emploi de services », in Maruani, Margaret, 2005. Femmes, genres et société. Paris : La découverte.
  • Ansermet, Claire, 2011. « Aide-soignante, un travail sexué et racialisé », SolidaritéS, n°191.
  • Arborio, Anne-Marie, 2001. Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital. Paris : Anthropos.
  • Bertossi, Christophe et Prud’Homme, Dorothée, 2010. « La « diversité » à l’hôpital : identités sociales et discriminations », Centre Migrations et Citoyennetés de l'Institut français des relations internationales (Ifri)
  • Bertossi, Christophe et Bertossi, Dorothée, 2011. « Identités professionnelles, ethnicité et racisme à l'hôpital : l'exemple de services de gériatrie », Gérontologie et société, 2011/4 n° 139
  • Cognet, Marguerite, 2010. « Genre et ethnicité dans la division du travail en santé : la responsabilité politique des États », L'Homme et la société, n° 176-177
  • Cognet, Marguerite, 2001. « Quand l’ethnicité colore les relations dans l’hôpital », Hommes et Migrations, Hors-dossier, n°1233
  • Dorlin, Elsa (Ed), 2005. Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Paris : PUF.
  • Dussard, Agnès. "Récits de vie de femmes d'Afrique subsaharienne devenues aides-familiales et aides-soignantes en Belgique : impact de la formation.", compte rendu de conférence Université de Genève.
  • Gadrey, Nicole, 2001. Travail et Genre. Paris : L’Harmattan.
  • Gilligan, Carol, 2008.  Une voix différente. Pour une éthique du Care. Editions Flammarion
  • Kergoat, Danièle, 2000. « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in Hirata, Helena, et Laborie, Françoise, 2000. Dictionnaire critique du féminisme, Paris : PUF.
  • Kergoat, Danièle, « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », Elsa Dorlin (Ed), 2005. Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Paris : PUF.
  • Maruani, Margaret (Ed), 2005. Femmes, Genre et Société. L’état des savoirs. Edition La découverte.Molinier, Pascale, 2013. Le travail du care. Paris : La dispute.
  • Molinier, Pascale, Laugier, Sandra et Paperman, Patricia, 2009. Qu’est-ce que le Care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité. Paris : Payot.
  • Mosconi, Nicole, « Identité et rapports sociaux de sexe au travail et en formation », in Kaddouri, Mokhtar, and al. 2008. La question identitaire dans le travail et la formation. Paris : L’Harmattan.
  • Nakano-Glenn, Evelyn, « De la servitude au travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé », in Dorlin, Elsa (Ed), 2005. Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Paris : PUF.
  • Nembrini, Hélène, « Une stratification genrée et ethnicisée du secteur du « care ». Le cas des aides-soignantes travaillant en maison de repos, Mémoire de fin d’études en Sociologie, ULB, 2013.
  • Palomares Elise et Testenoire Armelle, 2010. « Indissociables et irréductibles : les rapports sociaux de genre, ethniques et de classe », L'Homme et la société, n° 176-177
  • Paperman, Patricia, et Laugier, Sandra (Eds), 2005. Le souci des autres. Éthique et politique du care. Paris : Ehess.
  • Pfefferkorn, Roland, 2012. Genre et rapports sociaux de sexe. Lausanne : Editions Page 2
  • Roulleau-Berger, 2012. « Repenser la question migratoire : migrations, inégalités multisituées et individuation », SociologieS, Dossiers, Migrations, pluralisation, ethnicisation des sociétés contemporaines
  • Tronto, Joan, 2005, « Au-delà d’une différence de genre. Vers une théorie du care », in Paperman, Patricia et Laugier, Sandra (Eds), 2005. Le souci des autres. Éthique et politique du Care. Paris : Ehess.

 


[1] Le Care est une éthique basée sur des concepts moraux de responsabilité et de souci aux autres, qui se donne à voir à travers des activités concrètes telles que le soin ou encore l’enseignement.

[2] Un rapport social est défini comme « une tension qui traverse le champ social. Ce n’est donc pas quelque chose de réifiable. Cette tension érige certains phénomènes sociaux en enjeux autour desquels se constituent des groupes aux intérêts antagoniques». (KERGOAT 2000 : 39).

[3] Cet extrait d’entretien ainsi que tous ceux qui seront proposés dans la suite de cet article sont issus d’un mémoire de fin d’étude en sociologie intitulé Une stratification genrée et ethnicisée du travail du « care ». Le cas des aides-soignantes travaillant en maison de repos, H. Nembrini, ULB, 2013. 

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