Des Église du Réveil et du Limon africain Contre le devenir-Nègre du monde

Rédigé le 15 septembre 2014 par : Hervé Narainsamy

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« Pour construire ce monde qui nous est commun, il faudra restituer à ceux et celles qui ont subi un processus d’abstraction et de chosification dans l’histoire la part d’humanité qui leur a été volée » Achille Mbembe

Le fleurissement des Eglises du Réveil à Bruxelles sera notre point d’ancrage : comment interpréter la place et le sens de ces nouvelles communautés africaines à caractère religieux, ici en Europe, en particulier ?  Ensuite, nous voudrions, à partir de là, poser un certain nombre de questions plus politiques : où en est l’associatif africain européen aujourd’hui ? L’Africain est-il en passe de devenir un citoyen européen à part entière ? Qu’est-ce qui est en marche ? Peut-on rêver un en-commun[1] pour demain ?

Eglises du réveil, masques noirs[2] et entre-mondes ?

À l’étranger, c’est principalement en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Afrique que s’épanouissent les Eglises dites du Réveil. En ce qui concerne la Belgique, la prolifération de ces Eglises d’inspiration pentecôtistes[3] s’observe principalement à Bruxelles où la communauté africaine subsaharienne est la plus forte, principalement depuis les années 80. Actuellement, on compte entre 200 et 300 Églises répertoriées. Ce développement est donc, chez nous, intimement lié aux vagues migratoires en provenance de ces régions[4].

Ici ou là-bas, deux traits de ces nouvelles communautés peuvent orienter notre analyse. Sociologiquement d’abord : ces Eglises rencontrent davantage de succès auprès de groupes socialement, économiquement et symboliquement précarisés. Ces Églises rassemblent principalement des femmes et des jeunes[5]. Qu’elles s’organisent dans des lieux de culte reconnus ou chez des particuliers, elles permettent donc à ses membres de goûter à une sécurité sociale et culturelle, de faire l’expérience d’une réassurance symbolique, et, le temps d’une prière, de s’y réfugier contre le monde extérieur.

Si, en Afrique, la conversion au pentecôtisme est perçue comme l’opportunité d’une rupture avec la famille élargie ainsi qu’avec ses codes coutumiers, bref comme une émancipation, la participation aux Eglises du Réveil semble ici chercher l’effet inverse : « Comme reproduction, ces Eglises permettent aux migrants de prier comme au pays, de renouer le lien avec un milieu d’origine qui est lointain et leur manque »[6].

Ce que Christian Lalive d’Epinay note à propos du développement pentecôtiste au Chili, dans les années 70 et 80, peut sans aucun doute être appliqué aux Eglises du Réveil aujourd’hui, en Belgique et ailleurs : « S’il est évident que le pentecôtisme est devenu une expression religieuse des dominés, il n’atteint pas toutes les couches avec le même impact, mais avant tout les classes dominées à l’emploi instable : sous-prolétariat urbain, prolétariat, semi-prolétariat […] »[7]. Ainsi, paraphrasant Marx, pourrions-nous comprendre cette nouvelle tendance comme étant, d’une part, l’expression, par la ferveur, de la misère réelle et, d’autre part, comme étant également une protestation émotionnelle contre cette même misère ?

Pour répondre à cette question, il nous faut aborder un deuxième trait de ces nouvelles Églises : son arrière-fond théologique. Par rapport à des manières plus rigides d’envisager la vie spirituelle, celui-ci met l’accent sur les dons de l’esprit[8] et favorise les rites de possession. Jean-Paul Willaime parle d’un pentecôtisme émotionnel[9]. Cette religiosité s’appuie par ailleurs sur une lecture dualiste du monde : sacré/profane, bien/mal, permis/interdit. La Bible, lue de façon littérale, y devient l’outil exclusif de discernement[10]. L’idée de Réveil quant à elle signifie la re-naissance de l’individu une fois celui-ci passé dans le registre de la foi. Cette re-naissance est à entendre à la fois comme régénérescence personnelle et comme appartenance nouvelle à une communauté de sens, celle-ci devenant la garante d’une éthique de vie pour tous ses membres. La spiritualité pentecôtiste joue ici son rôle de reliant, intime et communautaire, comme le font au fond bien d’autres spiritualités.

Cela dit, cette reliance opérée par un enthousiasme collectif[11] comporte le risque d’un repli sur ce que Dany-Robert Dufour appelle les faux-authentiques, maintenant alors les exilés dans un entre-mondes où la protestation et la ferveur ne deviennent jamais révolutionnaires ou, plus simplement, citoyennes, quand ce serait nécessaire. D’autant qu’en ce qui concerne les Églises du Réveil en Belgique, les pasteurs réduisent très souvent le message éthique à une excitation électrique[12] et bricolent le salut des ouailles contre monnaie trébuchante, quitte à profiter de la misère des déracinés pour qui la foi devient le seul continent qui leur reste. La régénérescence est ailleurs.

Le devenir-nègre, les résistances et l’avenir de l’en-commun

3000 lobbys d’affaires, 300.000 étrangers (le double si on compte ceux qui ont obtenu la nationalité), dont plus de 19.000 africains : Bruxelles est une ville riche, malheureusement peuplée de beaucoup de pauvres, tous enfants d’une mondialisation jusqu’à présent inhumaine où la valeur des migrants se mesure d’abord à la main-d’œuvre qu’ils représentent. A l’instar de bien d’autres collectifs et associations, le contre-sommet citoyen de Montreuil d’octobre 2008, qui rassemblait associations européennes et africaines, dénonçait la politique essentiellement sécuritaire de l’Europe du Marché dans le traitement des flux migratoires, oubliant alors, dans le même geste, que « les humiliés ont plus de mémoire que les maîtres »[13] et qu’il faudra bien traiter, un jour ou l’autre, avec celle-ci.

Avec une Europe se transformant en forteresse, le danger, tant pour les étrangers que pour les autochtones, est ce que Mbembe appelle le devenir-nègre du monde. La mutation de ses individus et, d’abord des plus faibles, en abstraction, par « […] déprédations de divers ordres, dépossession de tout pouvoir d’autodétermination et, surtout, du futur et du temps, ces deux matrices du possible»[14]. Achille Mbembe va plus loin, en écrivant : « […] la transformation de l’Europe en "forteresse" et les législations anti-étrangers dont s’est doté le Vieux Continent en ce début de siècle plongent leur racine dans une idéologie de la sélection entre différentes espèces humaines que l’on s’efforce tant bien que mal de masquer »[15].

Or, ne rien voir de l’Autre et recréer des frontières à l’intérieur même de la forteresse, c’est s’égarer dans une fermeture impossible, c’est se croire autosuffisant en fermant les yeux sur l’existence et la richesse des alter ego, c’est renoncer aux Lumières, c’est, surtout, miner son propre avenir.

Si les Églises du Réveil africaines n’endossent aucune dimension politique, l’associatif africain, quant à lui, n’est pas en reste. Au niveau européen, la marge de manœuvre est extrêmement réduite, bien sûr, dans la mesure où les "lobbys" culturels et sociaux sont beaucoup moins puissants financièrement et moins bien structurés que ceux qui commandent aux affaires[16], on connaît la chanson.

Cela dit, la création de l’OSIM (Organisation de Solidarité Issues des Migrations[17]) va peut-être dans le bon sens. Elle ouvre à deux dynamiques positives : d’un côté, elle permet la reconnaissance des associations de migrants comme d’authentiques partenaires dans la construction de nouveaux rapports Nord-Sud ainsi que dans le développement de leur pays d’origine. D’un autre côté, elle offre aux migrants le statut de citoyens à part entière, engagés dans le dialogue interculturel et dans la construction du vivre-tous-ensemble ici et maintenant.

Fanon écrivait : « Mais si nous voulons que l'humanité avance d'un cran, si nous voulons la porter à un niveau différent de celui où l'Europe l'a manifestée, alors il faut inventer, il faut découvrir. Si nous voulons répondre à l'attente de nos peuples, il faut chercher ailleurs qu'en Europe  ». Espérons que l’Europe lui donnera tort et que le limon africain fera son chemin. L’épopée africaine n’est pas terminée. Concluons avec cette parabole :

« Du Limon, Édouard Glissant n’en parlait pas simplement comme des rebuts de la matière – une substance ou des éléments apparemment morts, une part apparemment perdue, des débris arrachés à leur source, et que charrient les eaux. Il l’envisageait aussi comme un résidu déposé sur les rivages des fleuves, au milieu des archipels, au fond des océans, le long des vallées ou au pied des falaises – partout, et surtout en ces lieux arides et déserts d’où, par un retournement inattendu, du fumier émergent des formes inédites de la vie, du travail et du langage »[18]

 

 


[1] Idem, p. 254.

[2] Référence au titre de l’ouvrage bien connu de Frantz Fanon : Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952. Voir aussi le site : frantzfanonfoundation-fondationfrantzfanon.com

[3] Chiarella Mattern note : « La frontière entre les nombreuses dérives et adaptations de ce mouvement et le mouvement pentecôtiste "à l’origine" est floue et ne permet pas une stratification claire et précise des Eglises […] », in Approches transversales des Églises pentecôtistes. Introduction et perspectives, 2007-2008, p. 4 : www.uclouvain.be

[4] Voir MALCHAIR (Laure), Églises du réveil, ici et ailleurs, juin 2013 : bepax.org

[6] MUSWAY MUPEKA (Jean), Dieu vous le rendra au centuple ?, novembre 2011, n°297 : www.cbai.be

[7] LALIVE D’ÉPINAY (Christian), Modernisation bloquée et millénarisme religieux. Le cas du Chili, 1920-1985, p. 5 : ler.letras.up.pt

[8] Baptême de feu, glossolalie, danse sacrée, don de guérison, don d’évangélisation.

[9] WILLAIME (Jean-Paul), Le pentecôtisme: contours et paradoxes d’un protestantisme émotionnel, Archives de sciences sociales des religions, 1999, n°105, p. 15.

[10] Notons que dans le chef de ces nouveaux convertis, le monde extérieur devient profane et, surtout, l’Occident doit être réévangéliser. Voir MUSWAY MUPEKA (Jean), Idem.

[12] Idem

[13] DEBRAY (Régis), De la cohésion à l’arrogance, les forces et les faiblesses du monde de l’Ouest in Le Monde, 18 juillet 2014, p. 19.

[14] Idem, p. 17.

[15] MBEMBE (Achille), Idem, p. 253.

[16] « L’action collective européenne […] ne laisse que peu de place aux associations dont les modes de mobilisation et les ressources ne sont pas adaptées au système de représentation basé sur la professionnalisation, l’expertise et le lobbying ». Voir MONFORTE (Pierre), Le secteur associatif face aux politiques européennes d’immigration et d’asile. Quels acteurs pour quels modes d’européanisation ?, in Politique européenne 2/ 2010 (n° 31), p. 119-145 : www.cairn.info

[18] MBEMBE (Achille), Idem, p. 259. 

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